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Norbert Lenoir,

« Marx : de l'homme marchandise à la critique du pouvoir »

Jeudi 15 novembre 2012
18h00 salle des colloques N°2.

Site Saint Charles tram Albert 1er.

 « Les crises modernes sont les manifestations au cours desquelles la contradiction du capital se déchaîne en des tempêtes qui le menacent de plus en plus en tant que fondement de la société. »[1] Depuis l’année 2007 nous vivons ce déchaînement des tempêtes que Marx associe au développement du capitalisme : montée du chômage, de la pauvreté (46 millions de pauvres aux USA, 5millions en France), précarisation croissante des travailleurs, attaques du droit du travail et des droits sociaux qui deviennent par manipulation de langage de simples acquis sociaux, baisses des salaires. En Grèce, les baisses des salaires atteignent en Octobre 2011, entre 15 et 40 %. Ces baisses sont également importantes dans des pays comme le Portugal (jusqu’à 27 %), l’Espagne (15%), l’Irlande (de 5 à 15%).

Tous ces phénomènes nous dit-on sont dus à la crise. Mais ce terme de crise masque la réalité. En effet parler de crise c’est parler d’un écart entre un principe qui serait pur et exempt de tout reproche, le capitalisme lui-même et son application par des personnes sans foi ni loi. La crise ne serait alors que la résultante d’une mauvaise application de principes qui, sans la cupidité d’esprits malveillants, devraient produire des effets sociaux positifs.

Alors la solution passe par un appel à la vertu : gloire donc aux gens vertueux car ce sont eux qui nous sauveront. Mais ce moralisme est un discours écran car il ne veut montrer que des pêcheurs et non un processus à l’œuvre. En effet, tant qu’on parle des « fraudeurs », on ne parle pas d’autre chose et surtout pas de la logique générale de l’accumulation incessante du capital qui pour persévérer dans son être produit nécessairement des inégalités sociales et politiques.

A partir de cette mise en place, je voudrais ici essayer de montrer deux choses :

1- Marx a compris que le capitalisme n’est pas seulement un rapport social particulier, mais il produit des rapports sociaux tout à fait particuliers. Ceci, Marx l’a vu dès l’accumulation primitive du capital qui est le livre noir du capitalisme que ce système économique recouvre en pratiquant l’amnésie des origines. J’essayerais de montrer que le capitalisme produit une discontinuité historique à travers ce phénomène : tout en produisant son propre monde, ce monde est celui des marchandises et du travailleur « libre ». Si Marx commence son Capital avec l’exposé sur la marchandise, c’est que cette dernière cristallise en elle la mise en place de la dynamique capitaliste. C’est bien elle qui nous fera comprendre que ce monde capitaliste s’il veut être le monde de la marchandisation doit produire non seulement des objets qui prennent pour nom marchandise mais aussi un sujet capable de les produire et de les consommer. Ainsi le capitalisme est à la fois une production objective et subjective

2- Je voudrais aussi montrer que l’analyse de l’économie engage chez lui une réflexion sur le pouvoir. Le pouvoir n’est pas une substance qu’il faudrait capter, mais il se produit par tout un processus de concentration et d’exclusion. Le pouvoir économique se construit à partir de ce processus qui exclut les prolétaires de toutes prises de décisions économiques. Donc le pouvoir c’est à la fois ce qui permet de prolétariser des catégories à chaque fois nouvelles de personnes et qui exclut ces nouvelles classes prolétarisées de toute prise de décision. Mais les prolétaires ne sont pas seulement des individus négatifs, simplement définis par le processus qui les exclut, ils deviennent dans le même mouvement ceux qui contestent l’exploitation et proposent une autre conception du pouvoir. Ils montrent alors que la question du politique ne peut être que la question sociale. Cette question, Marx la voit prise en compte par La Commune de Paris.

I- Capitalisme. La marchandisation du monde : ceci n’est pas un marché mais un processus d’assujettissement.

Ce titre veut signifier que la création du monde des marchandises par le capitalisme engage une domination tout à fait considérable et particulière : pouvoir de redéfinir les objets et les individus comme des marchandises, mais aussi pouvoir réduire la vie à n’être qu’une force individuelle à intensifier en permanence.

 Marx commence son enquête sur le Capitalisme par l’analyse de la marchandise. Cet objet n’est pas seulement celui qui nous est phénoménalement directement accessible, il met en jeu toute la construction par le capitalisme de son monde. C’est pour cette raison qu’il faut donner toute sa résonance à cette phrase de Marx qui ouvre à la fois le premier chapitre de la Critique de l’économie politique et du Capital : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises ».[2]

La marchandise ne répond plus à un besoin qu’il faudrait satisfaire par un travail individuel, mais elle cristallise une plus-value, une survaleur,  qui ne peut s’obtenir que par une organisation du travail qui dépossède l’ouvrier de ses moyens de production. C’est cette organisation du travail qui crée le monde des marchandises, monde dans lequel « le travail ne produit pas seulement des marchandises mais produit l’ouvrier comme une marchandise ».[3] Dans cette citation nous avons l’expression même du fétichisme capitaliste à travers sa création objective et subjective : objectivement, le monde doit être peuplé de marchandises et subjectivement, le capitalisme ne connaît pas des hommes mais des individus devenus marchandises, vendeurs de leur force de travail.

L’acte de Marx en reliant le capitalisme au monde des marchandises c’est de déconnecter la marchandise du besoin : la production capitaliste ne répond pas à la satisfaction généralisée des besoins, mais au but de produire un enrichissement des capitalistes. C’est ce point qui est le « caractère spécifique de la production capitaliste ». [4] :

Là, en effet, la force de travail ne s’achète pas dans le but de satisfaire directement, par son service ou son produit, les besoins personnels de l’acheteur. Ce que celui-ci se propose c’est de s’enrichir en faisant valoir son capital, en produisant des marchandises où il fixe plus de travail qu’il n’en paye et dont la vente réalise donc une portion de valeur qui  ne lui a rien coûté. Fabriquer de la plus-value, telle est la loi absolue de ce mode de production.[5]

Nous voyons que le capitalisme est bien le monde des marchandises, mais ces marchandises n’ont de valeur, où plutôt se valorisent principalement au moyen d’une façon nouvelle de produire.

La vérité du capitalisme pour Marx c’est beaucoup moins la sacralisation du marché que la séparation entre le capital et le travail, séparation qui est la condition de la subordination du travail au capital. Il est vrai que le capitalisme développe nécessairement une économie de marché. Mais cette économie pour se constituer doit séparer le capital du travail. Cette séparation / subordination implique que « le capital devient affamé de surtravail ».[6] Par conséquent pour qu’apparaisse le monde des marchandises il faut que le capitalisme métamorphose le travail en le déconnectant d’une part des besoins utiles à satisfaire et d’autre part de la production d’un simple surplus éventuel à échanger. La marchandise ne peut accéder au stade suprême de l’existence économique que par cette création historique qu’est le capitalisme :

Certaines conditions historiques doivent être remplies pour que le produit du travail  puisse se transformer en marchandise. Aussi longtemps par exemple qu’il n’est destiné qu’à satisfaire immédiatement les besoins de son producteur, il ne devient pas marchandise.[7]

Pour devenir marchandise, le produit du travail doit s’indexer sur la valeur d’échange qui ne peut se réaliser que par le surtravail, c’est-à-dire par la plus-value. Dans un texte exemplaire, Marx affirme à la fois la métamorphose que le capitalisme fait subir à l’économie et la loi du surtravail qui est le processus de valorisation des marchandises :

Quand la forme d’une société est telle, au point de vue économique, que ce n’est point la valeur d’échange mais la valeur d’usage qui y prédomine, le surtravail est plus ou moins circonscrit par le cercle des besoins déterminés ; mais le caractère de la production elle-même n’en fait point naître un appétit dévorant.[8]

Cet appétit dévorant va être la loi de l’économie capitaliste. La marchandise n’apparaît que lorsque le travail n’a plus pour but de répondre à la satisfaction immédiate des besoins du producteur et quand le travail est pris dans une logique d’intensification de son rendement par l’augmentation de la plus-value. Tant qu’existera la séparation entre le capital et le travail et que la source de valorisation et la création d’un surtravail, la capital poursuivra son cours continu et insatiable d’autovalorisation.

Pour Marx la création de cette marchandisation du monde se produit dans un temps propre et un espace propre.

L’homme marchandise comme vendeur de sa force de travail est une construction historique que Marx a mis en lumière à travers l’accumulation primitive et que j’appellerai le « livre noir du capitalisme ».

A- Marx et le livre noir du capitalisme

Le capitalisme n’a pu créer ses lieux de production, la manufacture, l’usine, l’entreprise économique correspondant à la création d’un certain type de sujet que par le développement d’une histoire particulière : celle de l’expropriation, de la destruction de statuts. C’est bien une histoire de l’expropriation violente des terres et de la contrainte de changer de statuts et de conditions d’existence pour des millions de personnes qui est au fondement de la naissance du capitalisme. L’accumulation primitive qui correspond à ce livre noir est la première étape de l’installation de la logique capitaliste : assujettir la société tout entière à la logique du capital.

Le principe de lecture de l’histoire marxiste du capitalisme est celui-ci : « Les malheurs de l’ouvriers sont inséparables du progrès de l’industrie ».[9]

Prendre ce point de vue signifie nécessairement changer l’évaluation des événements historiques. Marx cherche ce qui fait événement dans la capitalisme, c’est-à-dire ce qui produit une discontinuité radicale dans l’histoire des structures sociales. Le capitalisme en tant qu’événement vient rompre le mythe du cercle de la répétition historique. Si la naissance du capitalisme correspond à la création de cet oxymore historique, « le travailleur libre », Marx remonte à sa condition historique de création. Cette création ne résulte pas d’une conséquence naturelle de la production économique mais d’une opération de pouvoir reposant essentiellement sur la violence. Cette histoire de la violence a été oblitérée pour y substituer le mythe du libre contrat entre le travailleur et le capitaliste. Ce point est important car Marx développe une autre histoire, sélectionne d’autres événements. Cette sélection est opérée non pas à partir du mythe prométhéen afin réalisé par le capitalisme, mais par la mise en place d’un système de domination par le travail salarié devenant la seule et unique possibilité de subsister. Ainsi « la genèse du capital est cette épouvantable expropriation du peuple travailleur ».[10] Le salariat loin d’être le résultat de « l’idylle économique », a été « écrite dans les annales de l’humanité en lettres de sang et de feu indélébiles ».[11]

Par conséquent, l’identité de la classe ouvrière n’est pas seulement constituée à partir des rapports de production mais aussi au travers de cette histoire de son exploitation, cette histoire que tous les gouvernements capitalistes tiennent à refouler. C’est précisément ce refoulement historique que Marx combat dans cette huitième section du livre premier du Capital.

Le capitalisme commence par l’expropriation des terres qui s’inaugure par « l’usurpation des biens communaux des paysans en les chassant du sol ».[12] Il s’instaure par la conjuration des biens communs : il faut faire disparaître l’idée qu’il y aurait des biens directement accessibles aux hommes. Cette période de l’histoire se nomme en Angleterre les Enclosures, la clôture des champs ouverts. Ce terme renvoie à toute une politique violente de clôture des terres communales ou grevées de droits communaux saisonniers. En Angleterre, cette privatisation a pour but de transformer les terres arables en pâturages pour fournir de la laine aux manufactures. Les paysans chassés de leur terre vont « chercher leur subsistance dans les villes manufacturières» et deviennent des « travailleurs libres ».[13] La « richesse des nations capitalistes » s’inaugure bien par le vol et la soumission :

Le pillage des terrains communaux, la transformation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières, voilà les procédés idylliques de l’accumulation primitive. Ils ont conquis la terre à l’agriculture capitaliste, incorporé le sol au capital et livré à l’industrie des villes les bras dociles d’un prolétariat sans feu ni lieu.[14]

La production de cette « richesse » crée son pendant nécessaire la pauvreté. Par conséquent l’expansion de la pauvreté à partir de la fin du XVIIe siècle est due à cette privatisation de la terre qui a bouleversé la structure sociale en contraignant les gens des campagnes à devenir des habitants déshumanisés des villes. Nous avons donc bien un lien constitutif entre la naissance du capitalisme et la création de la grande pauvreté. Le pauvre est une véritable création historique et sociale qui commence par la transformation violente, contrainte du paysan en travailleur dans les fabriques. La production économique devenant manufacturière, il a donc fallu créer par la force une nouvelle catégorie d’individu : le travailleur libre. Ce terme est typique de l’amnésie des origines du capitalisme. Cette amnésie veut nous faire croire que le travailleur est né naturellement d’un libre contrat. Non ! Ce libre contrat est une pure illusion idéologique : ce travailleur a été produit dans la violence. Comme le souligne Marx : « Le paupérisme date du jour où l’ouvrier agricole a été libre. Les manufactures et le commerce, voilà les vrais parents qui ont engendré le paupérisme ».[15]

La création du travailleur « libre » repose sur « l’identité entre ces deux termes : richesse de la nation et pauvreté du peuple ». [16]

Cela signifie bien que l’avènement du capitalisme, loin de relever d’une loi économique naturelle a été mis en place artificiellement et arbitrairement par des lois politiques. C’est la puissance coercitive de l’État qui a pu installer le capitalisme. Ainsi, le capitalisme n’inaugure pas le lien entre l’économie et la démocratie, mais il s’inaugure dans et par la violence car elle seule peut séparer radicalement le travailleur de ses propres moyens de production pour produire le travailleur dit libre.

Cette histoire de l’expropriation par la violence d’État est loin d’être terminée, elle n’est pas une histoire dépassée par un capitalisme devenu moral. On peut citer le cas de l’Inde qui a expulsé par la violence 500 000 paysans de leur terre en 2009. Ce phénomène est aussi toujours d’actualité en Amérique du Sud. À la vue de ce livre noir du capitalisme écrit par Marx, on peut affirmer que le libéralisme, loin de se maintenir à distance de la politique et de l’État, propose en fait une véritable politique d’État, mettre les lois du capital et sa propre valorisation au pouvoir. C’est pour cette raison que l’accumulation du capital fondé sur la prédation et la violence ne renvoie pas à une étape originelle et lointaine du capitalisme. En effet, d’une part le déracinement des populations paysannes et la formation d’un prolétariat sans terre se sont accélérés dans des pays comme le Mexique et l’Inde depuis ces trois dernières décennies. D’autre part, la privatisation de nombreuses ressources telles que l’eau, qui relevaient auparavant de la propriété commune, participe de ce que l’on peut appeler avec David Harvey dans son livre Le Nouvel impérialisme, l’accumulation par dépossession. En effet, la restitution au secteur privé de droits de propriété collectifs, conquis au cours de longues années de luttes de classes (le droit à la retraire, à l’assurance sociale, à un service public et gratuit de santé, d’éducation) est de nos jours l’une des politiques de dépossession les plus flagrantes, menées au nom du libéralisme. Toutes les privatisations des biens communs naturels (la terre, l’air, l’eau) et des services publics de toutes sortes annoncent bien un nouvel essor des enclosures. Cette nouvelle dynamique des enclosures est dictée par la logique de l’investissement du capital. Le capital doit multiplier les opportunités d’investissement rentable. De nos jours, les deux grandes opportunités se trouvent dans la finance et dans un vaste mouvement de privatisation des biens communs et des services publics. En privatisant le logement, les autoroutes, la santé, l’éducation, les retraites etc., on dépossède les individus de leurs biens et de leurs droits à avoir un accès gratuit ou à un faible prix à ces services et on offre au capital un vaste champ pour s’investir et réaliser des profits considérables.

Ce livre noir du capitalisme nous montre deux choses.

La première est le lien constitutif entre le capitalisme est la pauvreté. Cette pauvreté est la conséquence de la production massive d’individus libres en travailleurs « libres », c’est-à-dire asservis à la logique des manufactures.

La seconde, le capitalisme pour se fonder a besoin de monopoliser l’universel, c’est-à-dire de présenter la particularité de son histoire comme le point d’aboutissement universel de toute l’histoire antérieure. Le capitalisme se donne comme l’universel, comme représentant la seule et définitive organisation sociale. Mais face à cette prétention posons-nous cette question : Est-ce que la pauvreté, le chômage disparaissent à mesure que se développe la puissance du capitalisme, ou ne sont-ils pas inscrits dans sa logique même ?

Nous voyons à travers cette histoire que la marchandise n’est pas un simple concept abstrait chez Marx, mais c’est le nom de tout un processus historique qui soumet la société à une transformation sans précédent : il s’agit d’asservir la société à la seule logique économique de production intensive de marchandises et il s’agit de produire le seul sujet apte à vivre dans un monde peuplé de marchandise, celui qui se conçoit lui-même comme une marchandise à vendre à travers sa force de travail. Ainsi, la marchandise a bien un versant objectif, la production d’objets qui se nomment marchandises et un pôle subjectif avec la création de l’individu marchandise qui vend sa force de travail au plus offrant.

Cette marchandisation de l’homme comme sujet productif s’effectue dans des lieux spécifiques : la manufacture, l’usine et pour nous l’entreprise.

B- L’espace de la domination : de la manufacture à la société managée.

Dans un passage saisissant, et pas assez cité, Marx nous précise que la volonté du capitalisme relève bien d’une domination par un passage d’un idéal à la réalité. Voici l’idéal défendu par un idéologue  du libéralisme auteur anonyme d’un Essai sur le commerce en 1770 : « il faut enfermer les pauvres dans une maison de travail idéale et il faut faire de cette maison une maison de terreur (house of terror) où les pauvres travailleront 14 heures par jour ».[17] Et voici le commentaire de Marx :

La « maison de terreur » pour les pauvres, que l’âme du capital rêvait encore en 1770, se réalisa quelques années plus tard dans la gigantesque « maison de travail » bâtie pour les ouvriers manufacturiers ; son nom était la fabrique, et l’idéal avait pâli devant la réalité.[18]

Le travail comme marchandise a besoin d’un lieu pour se développer. Il existe donc une spatialité propre au capitalisme. Mais ce qu’il faut bien souligner c’est que cet espace est créé à partir d’une définition radicalement nouvelle du travail.

On met l’accent quand on présente le capitalisme chez Marx sur l’organisation spécifique du travail au sein du capitalisme. Cela est vrai. Mais il me semble que toute cette organisation a été rendue possible par cet événement historique : le travail doit devenir une marchandise et l’homme doit donc se réduire à une force de travail qui se vend et que l’on doit intensifier. Le capitalisme change donc complètement la conception du travail. Pour que ce dernier devienne une marchandise, il faut qu’il soit conçu comme une force que tout individu possède et qu’il doit vendre. Une fois achetée, cette force doit être intensifiée, exploitée pour en tirer le maximum de productivité. C’est donc bien en synthétisant le travail à la fois comme marchandise à vendre et comme force à intensifier que l’on crée la conception capitaliste du travail. En effet, ce n’est qu’en devenant une marchandise qu’il peut être soumis aux injonctions du capital, c’est-à-dire que l’on peut le traiter comme une force qui doit rendre un maximum de rendement avec le minimum de coût. Ainsi, le capitalisme est cette période de l’histoire économique qui d’une part transforme le travail en force et qui d’autre part la soumet totalement aux exigences de valorisation du capital. C’est cela que Marx appelle la subordination du travail au capital. Et cette subordination s’opère par la réduction du travail à son aspect quantitatif. On n’évalue plus le travail à ce qu’il produit, à la qualité de l’objet produit. Ce qui devient déterminant c’est la mesure du temps de travail. Le temps devient la variable sur laquelle le capitalisme va jouer pour créer le différentiel de la valeur. Tout le problème du capitalisme va donc être de développer des stratégies pour capturer le temps de travail, le capturer, le soumettre à des procédures qui, en le contractant, augmente la productivité du travail. Cette détermination du travail sous un angle essentiellement quantitatif est donc propre au capitalisme car elle est la conséquence directe de la réduction du travail à être une force. Si le travail n’est qu’une force à intensifier, cette intensification ne peut se mesurer qu’avec le temps de la production.

Le capitalisme apparaît ainsi comme une domination originale car les hommes sont « désormais dominés par des abstractions »[19], celles de la productivité et de l’intensification de la force de travail.

Il faut alors créer les espaces dans lesquels le travail prend cette forme de l’intensification, espaces qui correspondent à la manufacture d’abord et à la grande industrie ensuite.

Comme nous l’avons affirmé l’organisation capitaliste du travail repose sur ce présupposé qui est sa véritable création historique : le capitalisme organise le travail à partir de l’idée qu’il est une force à intensifier. On peut alors affirmer que Marx est tout à fait conscient que le capitalisme doit son développement grâce à sa faculté d’être un véritable dispositif capable de créer les moyens d’une telle intensification. A ses yeux, la manufacture et la grande industrie sont de véritables dispositifs qui créent à la fois un espace de l’optimisation du temps productif et un sujet conforme à cette intensification. Ce terme de dispositif, d’origine foucaldienne, je lui donne la détermination que lui confère Agamben : « J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants ».[20]

La manufacture et la grande industrie sont bien des dispositifs dont le but est capturer le temps de travail de l’ouvrier, d’intercepter son comportement pour éviter tous les gestes parasites ralentissant la production, d’orienter et de modeler ces mêmes gestes pour qu’ils deviennent de plus en plus automatiques en les spécialisant, de contrôler les opinions « pour faire renoncer les hommes à leurs habitudes irrégulières dans le travail et les identifier avec la régularité invariable du grand automate ».[21] Si comme l’affirme Agamben, « les dispositifs doivent toujours impliquer un processus de subjectivation »[22], les manufactures et la grande industrie produisent le nouveau sujet requis par ce monde de la production généralisée des marchandises. Ce nouveau sujet est celui que Marx nomme « l’homme morcelé » créé par la parcellisation du travail.[23] Ce morcellement de l’homme souhaite établir la séparation entre l’être et l’action au sein de l’ouvrier. Il ne s’agit pas seulement d’augmenter la productivité mais aussi d’établir un sentiment d’impuissance dans la classe des travailleurs. Cette impuissance est couplée au fait que la production capitaliste se veut entièrement conçue comme un processus entièrement rationnel ou rien ne doit être gaspillé :

Pour empêcher que rien ne se perde ni ne soit gaspillé, que les moyens de production ne soient employés autrement que de la manière requise par la production, il faut un dressage et une formation appropriée des ouvriers ; il faut aussi une discipline que le capitaliste impose aux ouvriers assemblés.[24]

La grande industrie est la fille du capitalisme, elle en porte la trace indélébile. C’est au sein de ce nouvel espace que se produit la mise en place du dispositif de normalisation de la vie ouvrière par la mesure du temps : le temps est relatif à sa propre économie. Le capitalisme est cette foi absolue que la production n’est rationnelle que par une économie du temps : cette économie du temps productif est le temps même de l’économie. Il convient donc de lutter contre le corps du travailleur pour éliminer tous ses gestes parasites car déclarés obstacles à la maximisation de la production. La lutte des classes, à travers ce dispositif est inévitablement la guerre des corps : le corps bourgeois qui contrôle et surveille le corps du travailleur pour chasser les gestes et les comportements improductifs. Cette définition du travail par l’exigence du temps et cette soumission des hommes aux abstractions de la productivité et de la rentabilité colonisent toujours notre présent avec les discours des managers. On peut nous rétorquer que le capitalisme n’est plus celui de Marx. Mais Marx est conscient que le capitalisme pour se reproduire invente « des moyens civilisés et raffinés d’exploitation ».[25]

De nos jours ce raffinement prend le visage du management à propos duquel Marx écrivait déjà : « les managers sont l’âme de notre système industriel ».[26] Ce sont eux qui créent les modèles identificatoires aux valeurs de l’entreprise. Ainsi, le management n’est pas simplement un discours qui a pour but d’organiser seulement l’espace de l’entreprise, mais c’est un discours qui souhaite étendre les valeurs de l’entreprise à l’ensemble de la société.

Le management crée donc cet espace qui prend pour objet la vie du travailleur : il s’agit de transformer la vie humaine en capital fixe. Le management établit, en empruntant le vocabulaire de Foucault, un biopouvoir. L’entreprise prend en charge la totalité de la vie humaine par cette transformation : il faut convertir les facultés personnelles, les sentiments en capital fixe, c’est-à-dire en matériaux dont il faut augmenter les performances. On pousse les salariés à se dévoiler pour mieux les formater, pour les obliger à adhérer aux « valeurs », aux objectifs de l’entreprise. Il s’agit donc de mettre en place un dispositif permettant d’utiliser les émotions, l’intelligence, la personnalité des salariés pour les mettre au service de la rentabilité de l’entreprise. Il convient donc de modifier les affects du sujet productif lui-même : il doit désormais vivre son rapport à l’entreprise comme étant son entreprise. Tel est l’enjeu du management : l’impératif est celui de l’augmentation de la performance des individus par la manipulation de leurs émotions, leurs aspirations. Il s’agit alors de diffuser la nouvelle idéologie d’entreprise : non seulement l’entreprise aurait une âme mais aussi elle aurait des valeurs propres que les salariés doivent absolument partager. Cette nouvelle idéologie productiviste joue sur l’illusion de l’identification qui veut faire croire aux salariés qu’en réalisant les objectifs de l’entreprise, ils réalisent leurs objectifs personnels. L’entreprise prétend être alors le seul lieu véritable de la fameuse réalisation de soi. A titre d’exemple, on peut citer ce passage paradigmatique du discours managérial :

La construction d’une personne ne se termine pas à l’adolescence ou à la porte de l’entreprise. L’organisation (il faut entendre l’entreprise) est le lieu où s’inscrit et se poursuit sa quête d’identité, sa recherche d’unité. L’employé perçoit les objectifs de l’organisation comme un moyen d’atteindre ses propres objectifs et de réaliser ses idéaux personnels.[27]

Ainsi, le sujet productif est soumis à une mobilisation totale. Au sein de l’entreprise ce n’est plus seulement son savoir-faire, sa compétence professionnelle,  qui se trouve engagé et requis, mais la totalité de sa personnalité. Comme le management le souligne, ce qui devient primordial, c’est « le savoir-être » du salarié. Ce savoir être est celui de la capacité de l’individu à se rendre conforme au modèle de cadre, d’employé qui est exigé par les « valeurs » de l’entreprise. Tous ces discours sur le « savoir être » sont des discours de la conformité : tous les salariés doivent être conformes aux exigences de la productivité et de la performance. La performance, la réactivité sont les valeurs maîtresses auxquelles les individus doivent se conformer. Le capitalisme moderne constitue la nouvelle définition de l’homme : l’homme managé. Tous ces discours ont donc pour but d’euphémiser la violence qui s’exerce sur les salariés, de les faire consentir aux impératifs productivistes qui dégradent sans cesse les conditions de  leur travail.

Cela a aussi pour conséquence de nettoyer tout le champ des possibles et de la rationalité : le seul possible et la seule forme possible de rationalité sont ceux incarnés par l’entreprise. Ainsi, derrière les discours sur la nécessaire modernisation des structures de l’économie se profile la « modernisation » des subjectivités pour les identifier totalement aux exigences du capitalisme.

Alors l’entreprise se donne comme la seule source de création des valeurs. De nos jours elle est valorisée comme jamais car elle est censée jouer un rôle historique central : elle serait la seule à porter un projet de société. Ce projet de société est clair : la société dans son ensemble doit s’évaluer à partir des seules valeurs de l’entreprise : productivité, rentabilité, performance. Le management n’est donc pas seulement un discours qui vaut seulement à l’intérieur de l’entreprise. C’est un discours qui veut et se définit lui-même comme universel, un discours prescriptif qui détermine les nouvelles normes que doit adopter la société dans son ensemble. Ce discours repose toujours sur cette dramatisation : ou accepter ces nouvelles valeurs ou mourir. Ces deux idées relatives au management, l’entreprise comme nouveau lieu de valorisation et comme projet total de société sont bien présentées par ce défenseur du management :

Il faut accomplir un virage à 180 degré dans la pensée et les actes de la plupart d’entre nous dans ce que nous tenons encore pour assuré dans nos façons de penser et d’agir. (…) Dans une période révolutionnaire comme celle que nous vivons le changement est la norme. Certes il est douloureux, plein de risques et il exige beaucoup de dur travail. Mais, si une organisation – que ce soit une entreprise, une université, un hôpital, etc. – ne considère pas comme son devoir de mener le changement, elle ne saurait survivre.[28]

Nous comprenons bien que le management n’a pas seulement pour but de dessiner le nouveau comportement que l’individu devrait adopter à l’intérieur de son lieu de travail. Il vise bien plutôt à fabriquer la pensée et le comportement de cet homme nouveau afin apte à vivre dans l’acceptation totale de l’économie libérale devenue monde. Cette économie est bien devenue monde car comme le souligne Drucker, il ne peut exister qu’une seule forme d’organisation sociale, celle réalisée par l’entreprise. Cette organisation totalisante se veut révolutionnaire, mais il s’agit bien évidemment d’une révolution conservatrice qui parvient à faire croire à une réforme alors qu’il s’agit d’une restauration, celle de l’exploitation du capital par une détérioration des conditions de travail. Et cette restauration utilise le mot de changement comme un slogan. Ce changement, qui projette les valeurs de mobilité, de réactivité, de flexibilité, est invoqué pour dévaloriser toutes les revendications menées en termes de stabilité, de garanties des droits. Il s’agit bien d’une révolution mais à rebours du progrès social, une révolution qui veut remettre en cause toutes les inventions de droits sociaux provenant directement de la lutte historique menée par les travailleurs.

La promotion de cet homme nouveau repose sur une redéfinition de son rapport avec lui-même. Il ne s’agit pas seulement qu’il se convertisse aux nouvelles valeurs de l’entreprise, mais il doit s’évaluer lui-même comme une entreprise, comme un capital qu’il doit rendre de plus en plus performant.

Les fameuses ressources humaines qui ont remplacé les directions du personnel dans les entreprises sont le symbole d’une telle évaluation. Il ne s’agit plus seulement d’instaurer des rapports hiérarchiques entre des individus, mais de définir l’individu comme une ressource, comme un élément investi d’un certain potentiel qui doit être augmenté par l’adoption de certaines procédures managériales. Manager c’est donc gérer non de l’humain, de l’individuel, mais du potentiel dont le rendement doit être intensifié. Nous trouvons là la théorie néolibérale de Gary Becker du « capital humain ».[29] Pour ce penseur libéral, la théorie du capital doit s’appliquer à l’homme. Mais cette application ne doit pas être un discours prescriptif qui viendrait de l’extérieur. C’est l’individu lui-même qui doit intégrer ce discours et se concevoir comme un capital.

Marx avait bien raison d’affirmer que sous le capitalisme les hommes sont dominés par des abstractions, des abstractions qui deviennent normes et injonctions. Mais la nouveauté par rapport à Marx est celle-ci : l’injonction de la productivité touchait à l’époque de Marx un espace délimité : celui de l’entreprise. On vivait encore sur une séparation entre la vie dans l’entreprise et la vie en dehors. Le management, à grand renfort de discours sur le développement de soi, supprime cette séparation car la vie doit être conçue comme une entreprise : tout homme doit être l’entrepreneur de lui-même comme celui qui sait au mieux exploiter, intensifier son capital initial de facultés. Pour présenter cette nouvelle prescription du capital humain, le management a inventé ce terme : l’employabilité. L’individu doit en permanence penser à intensifier son « savoir faire » et son « savoir être », pour reprendre la terminologie managériale, afin de montrer à la fois qu’il est toujours adapté à son emploi et, que si ce dernier évolue, il a les capacités pour évoluer avec lui.

Nous sommes bien à l’époque d’un capitalisme qui se veut total car sa prescription normative est totale. En effet il multiplie des exigences sans limite aux moyens desquelles  on soupçonne l’individu de n’en faire jamais assez et on exige que l’individu devienne le seul responsable du développement de son capital initial. C’est à lui seul que doit revenir l’établissement des stratégies « gagnantes » qui lui permettront d’intensifier son employabilité. Ce capitalisme engendre donc une pression permanente par une demande illimitée de performance qui crée le stress, l’épuisement professionnel et des formes variées de dépression.

En associant Marx à cette théorie du dispositif, nous prenons conscience que l’auteur du Capital construit une théorie complexe du pouvoir. Il est pour nous le premier grand penseur qui nous permet de sortir d’une conception juridico-politique du pouvoir, théorie qui ramène le pouvoir aux questions du qui gouverne et pourquoi obéir ? Le problème central est ici celui de la loi, de sa nature et de son origine. Marx, en commençant l’analyse du pouvoir par une analyse des conditions réelles des hommes dans la production capitaliste, nous sensibilise à une toute autre conception du pouvoir. Cette conception n’est pas celle d’une organisation juridique des pouvoirs de l’État, mais celle que les hommes subissent quotidiennement dans leur travail. C’est celle qui, à travers le discours managérial, du capital humain, de l’employabilité, veut diriger notre conduite et notre vie pour rendre les  conformes au marché. Ainsi c’est au sein même des rapports économique que se joue et se noue le rapport de pouvoir et que se crée une articulation entre l’économie et la politique.

II- Luttes des classes : pouvoir de résistances et autre type de pouvoir.

Le capitalisme repose sur cette logique économique : la prolétarisation constante de nouvelles catégories sociales. Le prolétariat n’est pas un sujet fixe et immuable, mais il est la séquence historique d’une logique permanente de prolétarisation qui se traduit concrètement par une attaque constante sur les conditions de travail. C’est cette logique nécessaire à la création de la plus-value qui engendre la lutte des classes : à la nécessité pour le capitalisme de dégrader les conditions de travail doit se créer une contre-nécessité par la lutte des travailleurs : « Le capital ne s’inquiète point de la santé et de la durée de vie du travailleur, s’il n’y est contraint par la société ».[30] La contradiction des classes n’est pas alors une catégorie logique et abstraite mais relève des luttes effectives, comme celle de la durée de la journée de travail, qui expriment le conflit d’un droit contre un autre :

La nature même de l’échange des marchandises n’impose aucune limitation à la journée de travail, et au surtravail. Le capitaliste soutient son droit comme acheteur, quand il cherche à prolonger cette journée aussi longtemps que possible et à faire deux jours d’un. D’autre part, […] le travailleur soutient son droit comme vendeur quand il veut restreindre la journée de travail à une durée normalement déterminée. Il y a donc ici une antinomie, droit contre droit, tous deux portant le sceau de la loi qui règle l’échange des marchandises. Entre deux droits égaux qui décide ? La force. Voilà pourquoi la réglementation de la journée de travail se présente dans l’histoire de la production capitaliste comme une lutte séculaire pour les limites de la journée de travail, lutte entre le capitaliste, c’est-à-dire la classe capitaliste, et le travailleur c’est-à-dire la classe ouvrière.[31]

Ce que le capitalisme présente comme des données naturelles de l’économie n’est que la cristallisation de rapports de forces qui font jouer l’antagonisme d’un droit contre un autre. Cela signifie aussi que c’est dans cette antagonisme que se constitue la subjectivité : il n’y a de création d’une subjectivité collective que par et dans le conflit. Le travailleur ne peut contrer le droit capitaliste que par la revendication d’un autre droit, le droit des travailleurs. Mais cette revendication n’acquiert de la force que par la puissance d’un collectif ouvrier. Cette constitution de la subjectivité ouvrière repose sur ce fait : les travailleurs ne peuvent acquérir un contrôle réel sur leur condition qu’au moyen de l’action collective.

On saisit par là même pourquoi l’analyse de la société en terme de classe n’est pas morte. Le concept de classe se forme à la fois dans cette dynamique de l’exploitation générée par l’accumulation du capital et dans celle d’une organisation collective de résistance à une telle domination économique. Ainsi le concept de classe est essentiel car il révèle que le capitalisme est essentiellement un système contradictoire entre le capital et le travail. Dire qu’il y a une lutte des classes c’est dire aussi qu’il y a la possibilité historique de subvertir cette logique qui est une logique de domination.

Cette subversion passe par la création de contre-espaces, des espaces qui ne sont pas régis par les valeurs de concurrence et d’exploitation, mais par celle de la résistance et de la solidarité. Ainsi il s’agit bien de produire par la pratique une autre vérité des relations humaines. Et cette vérité dément celle des économistes libéraux qui ne veulent que le statu quo social :

Les économistes veulent que les ouvriers restent dans la société telle qu’elle est formée et telle qu’ils l’ont consignée et scellée dans leurs manuels. (…). C’est sous la forme des coalitions qu’ont toujours lieu les premiers essais des travailleurs pour s’associer entre eux. La grande industrie agglomère dans un endroit une foule de gens inconnus les uns aux autres. La concurrence les divise d’intérêts. Mais le maintien du salaire, cet intérêt commun qu’ils ont contre leur maître, les réunit dans une même pensée de résistance – coalition. Ainsi la coalition a toujours un double but, celui de faire cesser entre eux la concurrence, pour pouvoir faire une concurrence générale au capitaliste. Si le premier but de la résistance n’a été que le maintien des salaires, à mesure que les capitalistes à leur tour se réunissent dans une pensée de la répression, les coalitions d’abord isolées, se forment en groupes, et en face du capital toujours réuni, le maintien de l’association devient plus importante pour eux que la question du salaire.[32]

Ce texte est toujours d’une grande actualité car il nous présente deux logiques qui travaillent encore notre société. La première logique est celle de l’entreprise capitaliste de domination qui se construit sur la division et l’atomisation des individus : il s’agit bien comme on nous le dit d’individualiser les relations sociales, les salaires etc. La deuxième logique est celle des expériences de collectifs d’ouvriers, de salariés, expériences qui créent une contre-force porteuse de valeur de solidarité. C’est pour cette raison que ces collectifs dépassent toujours leur but initial de la défense particulière du salaire ou de la baisse de la durée du travail. Ces collectifs visent leur propre extension car ils manifestent la puissance d’un contreprojet social. La nature de ce projet a pour point de départ la réalité d’une autonomie en acte : ces collectifs sont une production des ouvriers, des salariés eux-mêmes. Ils manifestent leur puissance de produire un espace social à distance du capitalisme et contre lui. Et cet espace est celui de la communauté des exploités économiques qui luttent pour une subversion du système capitaliste : il s’agit bien alors d’une création d’une communauté critique des exploités.

Mais Marx n’en reste pas à cette valorisation de la résistance au moyen de la lutte des classes. Cette lutte menée au nom du communisme, d’une réappropriation du commun et de la construction d’une communauté autonome des travailleurs crée un espace de production économique particulier : la coopérative ouvrière.

Cet espace pour Marx est le signe d’une « victoire possible de l’économie politique du travail sur l’économie politique du capital ».[33] Ainsi, « la valeur de ces grandes expériences sociales ne saurait être surfaite ».[34] Cette expérience est bien sociale car elle est une démonstration pratique que « le système actuel de subordination du travail au capital, despotique et paupérisateur, peut être supplanté par le système républicain de l’association de producteurs libres et égaux ».[35] Le mot de république est tout à fait significatif et surtout dans un texte qui n’est plus un texte de jeunesse. Ce terme signifie non pas une forme précise de gouvernement, mais plus largement une collectivité qui met en son centre la production d’un bien commun. A travers ce terme, il y a l’idée que la coopérative ouvrière est alors l’expérience d’une subversion du pouvoir, de ce pouvoir qui veut se concevoir uniquement dans une séparation entre gouvernés / gouvernants, dominants / dominés. Au contraire, la coopérative ouvrière produit un pouvoir qui refuse la verticalité pour créer une participation de tous aux objectifs de la production.

On voit alors se dessiner un sens élargi de la démocratie chez Marx. Ce terme de démocratie ne se réduit absolument pas à être un régime politique centré sur des élections périodiques de représentants. La démocratie correspond à un mode de traitement particulier du pouvoir. Mais le pouvoir traverse l’ensemble de la sphère sociale, il n’est pas propre au seul domaine politique. Comme nous l’avons vu le capitalisme est un dispositif de pouvoir économique qui repose sur la séparation et l’assujettissement des individus. Alors la question est de savoir si le pouvoir construit toujours et partout une séparation entre dominants et dominés, commandement / obéissance, gouvernants / gouvernés. Pour ceux qui pensent à la suite de Max Weber, il ne fait aucun doute qu’il ne peut exister aucune autre alternative à cette détermination. Le pouvoir sera toujours l’exercice d’une domination quelque soit la forme de l’État et les domaines où il se réalise : « L’État consiste en un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime ».[36] Le pouvoir serait donc par nature un rapport de contrainte entérinant et multipliant des différentielles de puissances économiques et politique à partir des couples salariés / patrons, gouvernés / gouvernants, représentés / représentants. Précisément, les coopératives ouvrières représentent une expérience différente du pouvoir : elles le font sortir du modèle wébérien. Elles nous permettent de détacher le pouvoir des prédicats qui lui seraient irrémédiablement attachés comme la contrainte et la séparation. Ces coopératives proposent une mise en place d’une organisation démocratique du pouvoir qui loin de séparer les hommes en fonction d’un coefficient de puissance, les réunit en leur attribuant la même égalité de puissance de décision. Il existe chez Marx cette idée que la démocratie relève non pas précisément d’une pure théorie qu’il conviendrait d’appliquer à la lettre, mais d’expériences dans lesquelles on essaie d’appliquer le principe de l’égalité de la puissance de décision. Si tous participent à la décision sur le but et les moyens de la production, on peut parvenir à neutraliser et à éroder les séparations sociales et économiques qui favorisent la concentration du pouvoir. Marx a clairement vu qu’il y a deux modes d’organisation du pouvoir : « l’ouvrier se trouve à l’égard du caractère social de son travail comme envers une puissance étrangère. (…). Il en est tout autrement dans les usines qui appartiennent aux ouvriers eux-mêmes, à Rochdale par exemple ». Dans ce passage Marx évoque le fait que des ouvriers des environs de Manchester en 1844 créèrent une coopérative ouvrière de production. Le geste des pionniers de Rochdale inaugura une nouvelle phase du mouvement coopératif. Dans cette citation, nous sommes bien en présence de deux modes d’organisation, la première qui sépare les individus et concentre le pouvoir et la seconde qui les réunit et diffuse le pouvoir à l’ensemble des individus qui créent une communauté de production. Et c’est bien cette dynamique de la diffusion qui est démocratique, dynamique qui doit essaimer dans l’ensemble de la société. Ainsi une société démocratique est une société qui doit multiplier dans tous les domaines des espaces coopératifs, des espaces où les séparations sociales qui préparent la concentration du pouvoir sont bloquées. Et pour Marx, le lieu initial à partir duquel doit essaimer ce nouveau modèle du pouvoir est celui de l’économie à travers les coopératives ouvrières car, en elles, se présentent cette expérience de « la coopération et de la coordination d’un grand nombre d’individus en vue d’une fin commune ».[37] L’invention démocratique correspond à cette prééminence accordée à la question sociale sur les simples questions institutionnelles : la démocratie est l’invention d’un peuple qui prend en mains ses conditions d’existence et qui refuse qu’elles soient traitées par d’autres.

Cette invention, Marx la voit se réaliser dans la Commune de Paris. Je serai très bref sur la Commune par manque de temps. Je relèverai uniquement ce point qui prolonge ce que je viens de dire sur la création d’un pouvoir particulier par les ouvriers qui n’est pas seulement un pouvoir oppositionnel.

La Commune est cette expérimentation politique dont l’originalité sans précédent est due à l’émergence de ce nouvel acteur politique : la classe ouvrière. Laissons la parole à Marx :

La multiplicité des interprétations auxquelles la Commune a été soumise, et la multiplicité des intérêts qui se réclamaient d’elle montrent que c’était une forme politique tout à fait susceptible d’expansion, alors que toutes les formes de gouvernement avaient  jusque là mis l’accent sur la répression. Son véritable secret, le voici : c’était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte des classes des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du travail.[38]

La classe ouvrière « ne réalise pas d’utopie toute faite », mais l’acte concret de l’émancipation en dépassant sa constitution de classe pour devenir l’acteur de l’organisation économique et de la puissance politique. La Commune apparaît alors comme ce point focal de l’histoire précisément par cette expérimentation de la création d’un espace qui est à la fois le résultat de la lutte des classes et qui veut abolir leur existence en détruisant le système de la domination économique et politique. Marx parle de « secret » pour caractériser la nature qu’il donne à la Commune. Dans toute mise au secret, il y a toujours un intérêt à le faire. Maintenir le secret sur l’originalité de cet épisode historique de la Commune comme l’irruption des ouvriers comme seuls acteurs du politique, c’est vouloir rabattre cette révolution sur le schéma étatique de la conquête du pouvoir institutionnel. La révélation par Marx de ce secret de la Commune sonne comme un avertissement : si l’histoire est faite de discontinuité, la Commune est l’irruption d’une rupture par la création par les acteurs ouvriers du tout autre de l’État. Ouvrir l’histoire de la Commune pour Marx signifie rendre compte de ce fait : « c’est la première révolution dans laquelle la classe ouvrière est ouvertement reconnue comme la seule qui est capable d’initiative sociale ».[39] Précisément, cette initiative sociale, comme le souligne Marx ne ressort pas d’une mise en place d’une nouvelle forme de répression mais d’une « forme expansive » du politique. Cette forme du politique signifie que les travailleurs investissent la politique, possède le pouvoir de politiser leurs propres conditions d’existence.

C’est pour cette raison que la Commune incite les ouvriers à faire des propositions sur l’organisation du travail. Pour que la démocratie soit réelle, il faut multiplier les points où peuvent naître la politisation de la société. Cette idée est soulignée par le Communard Lefrançais :

Pour que la Commune ne pût devenir un instrument au service des ambitieux de pouvoir, l’organisation politique par quartiers était indiquée en vue de faire prédominer l’influence du citoyen, du travailleur, disposant de son organisation locale discutant de ses droits  et de ses intérêts. […]. La dernière partie de ce projet, la plus essentielle à notre avis, celle se rapportant à la création d’une vaste enquête sur le travail, faîte par tous les citoyens, indiquait que la Commune n’entendait pas que la transformation sociale, dont le 18 mars avait été la mise en marche, fût une œuvre personnelle ni même une œuvre de parti, mais qu’au contraire, cette transformation, entreprise essentiellement collective, devait pour être durable et progressive être basée sur l’enquête permanente des faits et l’exacte connaissance des intérêts de tous.[40]

Fonder la Commune sur l’enquête permanente qu’est-ce à dire si ce n’est rejoindre le principe souligné par Marx du pouvoir du particulier, du pouvoir des individus comme puissance en continu de problématisation et de propositions sociales. Rappelons que Marx a été à l’initiative d’une vaste enquête sur la classe ouvrière en 1880 en France dont le préambule commence par cette affirmation : « Aucun gouvernement n’a osé entreprendre une enquête sur la situation de la classe ouvrière française. Mais en revanche que d’enquêtes sur les crises financières, industrielles commerciales et politiques ! ».[41] La démocratie coïncide donc avec la prédominance de l’influence du citoyen-travailleur qui doit toujours avoir la possibilité de politiser ses propres conditions sociales en faisant des propositions pour apporter un changement à des situations qui créent des inégalités et de la souffrance dues à un déficit de puissance économique et politique. Mais cette démocratie coïncide aussi avec le dépassement du capital et non pas avec une pâle administration de ses dysfonctionnements. En effet ce que la social-démocratie présente comme des dysfonctionnements temporaires que de saines réformes pourraient améliorer, sont la manifestation des contradictions structurelles de l’accumulation du capital. Refuser de voir ces contradictions et ne traiter que  certains effets négatifs trop manifestes de l’accumulation capitaliste conduit à ce que des expériences apparemment de longues durée, tel que l’État providence, voient leur existence compromise quand les impératifs d’expansion et d’accumulation du capital l’exigent. Le capital tôt ou tard tend à reproduire ses effets pleinement négatifs d’inégalité, d’exploitation et de domination : telle l’exigence à laquelle notre monde est soumis de nos jours avec les discours sur le choc de compétitivité, de « baisses des charges ». Tout ce décor idéologique pour faire admettre que ce serait les cotisations sociales, le vrai non pour les dites charges sociales, qui handicaperaient le développement économique. Pour rompre avec ce discours, il faut rompre cette réalité qui l’alimente : cette cause prétendument immuable, l’accumulation capitaliste.

Conclusion

Le capitalisme engage bien une théorie nouvelle de la valeur, à travers une logique de valorisation du capital. Ce dernier n’est pas une chose mais un processus qui n’existe que par un processus d’accumulation. Mais pour que s’enclenche et se reproduise cette logique, il faut que l’homme se réduise à être une force de travail. C’est cette création inédite du travail comme force qui fait du capitalisme un dispositif de domination sans précédent. Seule une force peut être pensée comme une quantité à intensifier. Et seule une force peut être contrainte à des normes de rentabilité, de performances et de productivité. Mais une force fait exister un champ de forces. Elle peut donc créer une contre force résistant et renversant cette organisation sociale de la marchandise et de la marchandisation.



[1]. Marx, Manuscrits de 1857-1858, Grundrisse, Paris Éditions sociales, 1980, t. I, p. 350.

[2]. Le Capital, Livre I, Première section, Chap. 1, Œuvres, Pléiade, t. I, p. 561.

[3]. « Ébauche d’une critique de l’économie politique », (Manuscrits de 1844), t. II, p. 58.

[4]. Le Capital, Livre I, Septième section, Chap. 15, p. 1128.

[5]. Idem.

[6]. Le Capital, Livre I, Troisième section, Chap. 10, p. 791.

[7]. Le Capital, Livre I, deuxième section, Chap. 6, p. 718.

[8]. Op.cit., troisième section, Chap. 10, p. 791-792.

[9]. Discours sur le libre échange, t. I, p. 152.

[10]. Le Capital, Livre1, Section VIII, Chap. XXXII, conclusion, p. 1238.

[11]. Ibid., Chap. XXVII, p. 1170.

[12]. Ibid., p. 1173

[13]. Ibid., p. 1187.

[14]. Ibid., p. 1191-1192.

[15]. Ibid., p. 1178

[16]. Ibid., p. 1181.

[17]. Le Capital, Annexe III, La journée de travail, t. I, p. 1271.

[18]. Ibid., p. 1272

[19]. Manuscrits de 1857-1858, Grundrisse, Éditions sociale, t. I, 1980, p. 101.

[20]. Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ? Éditions Payot et Rivage, 2007, p. 31.

[21]. Marx, Le Capital, Livre 1, Quatrième section, Chap. 15, p. 957.

[22]. G. Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, p. 27.

[23]. Le Capital, Livre 1, Quatrième section, Chap. 14, p. 896.

[24]. Le Capital, Livre III, Première section, Chap. 3, t. II, p. 911.

[25]. Le Capital, Liv. I, Quatrième section, Chap. 14, p. 907.

[26]. Marx, Le Capital, Livre III, Cinquième section, Chap. 15, Œuvres, t. II, p. 1147.

[27]. A. Kerjean, Les nouveaux comportements dans l’entreprise : oser secouer l’organigramme, Éditions d’Organisation, 2000, cité par Geneviève Guilhaume, L’Ère du coaching, critique d’une violence euphémisée, Éditions Syllepse, 2009, p. 81.

[28]. Peter Drucker, L’avenir du management, village mondial, Paris 1999, p. 184 et p. 76, cité par Jean-Pierre Le Goff in Les illusion du management, Paris, La découverte/ poche, 2000, p. 147.

[29]. C’est dans son livre, Human capital. A theorical and empirical analysis with special reference to education, (Chicago University Press , 1975), que Gary Becker développe ce concept. Gary Becker a été le vice-président  de la très libérale Société du Mont-Pélerin en 1989.

[30]. Matériaux pour l’économie, p. 806.

[31]. Le Capital, troisième section, Chap. 10, p. 790-791.

[32]. Marx, Misère de la Philosophie, p. 133.

[33]. Marx, Adresse inaugurale et statuts de l’association internationale des travailleurs, p. 466.

[34]. Idem.

[35]. Résolutions du premier congrès de l’A.I.T., Septembre 1866, Œuvres, t. I, p. 1469.

[36]. Max Weber, Le Savant et le Politique, Paris, Plon, 1979, p. 101.

[37]. Marx, Le Capital, Livre III, Cinquième section, Chap. 15,Œuvres, t. II, p. 1147.

[38]. Ibid., p. 45

[39]. Ibid., p. 47

[40]. Gustave Lefrançais, Le Mouvement Communaliste à Paris en 1871, Paris, (1871), Éditions Ressouvenances, 2001, p. 198.

[41]. Marx, Enquête ouvrière, Œuvres t. I, p. 1527.